La SAQ, hier et aujourd’hui (1)

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Il y aura bientôt 96 ans de cela, le 29 janvier 1919, était voté le XVIIIe amendement de la Constitution fédérale américaine interdisant « la fabrication, la vente ou le transport d’alcool [intoxicating liquor] et l’importation ou l’exportation d’alcool à des fins de boisson », nous apprennent Anne-Lorraine et François Bujon de l’Estang dans le livre L’amour du vin, colligé par Jean-Robert Pitte (CNRS éditions).

Très serré au Canada, le plébiscite sur la prohibition de l’alcool tenu 21 ans plus tôt (1898) donne raison au oui qui l’emporte d’un océan à l’autre avec 51,2 % des suffrages.

Le cancre ? Le Québec, bien sûr, qui, lui, s’y oppose avec 81,5 % des votes, à l’antipode de l’île-du-Prince-Édouard (10,8 % des voix) qui, elle, attendra la fin de la première moitié du XXe siècle (1948 !) pour prendre « un p’tit coup c’est agréable mon minou ».

Alors que les robinets sont définitivement scellés le 1er mai 1919, lorsque la prohibition totale est officiellement prononcée, « la plupart des Québécois votent en faveur de l’exclusion de la bière, du vin et du cidre de la Loi sur la prohibition », selon la SAQ, confirmant du coup que la Belle Province est le seul endroit, tant au Canada qu’au pays de l’oncle Sam, où la prohibition n’est pas totale.

Sans doute parce que la traduction de prendre « un p’tit coup c’est agréable mon minou » dans la langue du grand Will n’était pas encore disponible à l’époque.

Aurait-il fallu alors, soit en 1921, que le gouvernement du Québec encadre de façon stricte le marché florissant de l’alcool en créant la Commission des liqueurs de Québec (CLQ) ?

Vu les débats aussi récurrents qu’éternels qui s’animent encore aujourd’hui autour du mandat, du choix et des prix pratiqués par ce qui est devenu la Société des alcools du Québec, on serait tenté de penser que les bootlegger, blind pig et autres speakeasy auraient largement fait l’affaire. Mais ça, c’est une autre histoire. Une histoire à débattre pour un autre siècle à venir !

Remontons le sablier du temps. En mars 1926, par exemple, dans l’une des 91 succursales de la CLQ qui ont pignon sur rue au Québec.

À quoi se heurtent alors mes grands-pères maternel et paternel Roméo Desrochers et Théode Aubry (ce dernier, célèbre pour sa bagosse concoctée dans le Rang 2 de Sainte-Eulalie) lorsqu’ils pénètrent dans l’un des magasins du monopole ?

À un comptoir. Du genre, pas touche aux bouteilles. Seulement une liste de prix de 26 pages où sont répertoriés 383 produits dans différents formats (contre quelque 11 000 sélections aujourd’hui).

Roméo commande au commis une bouteille de gin De Kuyper de 26 onces à 2,70 $, alors que Théode, lui, opte pour deux flacons de whisky embouteillés par la Commission à 2,75 $ l’unité. Manque de pot, le commis de la Commission pointe à mon aïeul, en page 2 du Guide officiel de l’acheteur : « Le client ne peut acheter qu’une bouteille de liqueur spiritueuse à la fois mais les commandes de vin ne sont pas limitées. »

Bon prince, le grand-père ajoute trois pintes de Clos Ste-Odile d’Alsace à 55 sous la fiole pour sa tendre Émilia (ma grand-mère ne parlait pas beaucoup, mais buvait nettement plus) en attendant de se rabattre sur sa bagosse maison.

Pas des gros buveurs de vin, mes aïeux. Et pas seulement qu’eux. Le spectre du début de l’ombre du profil de l’organisme Éduc’Alcool ne distille encore aucun message voulant qu’être en boisson avec du « fort » peut vous faire perdre les clés de votre Ford Modèle T. Neuf pages entières de la liste des produits d’alors sont consacrées aux cognacs, gins, whiskys (bourbon, rye, etc.), rhums, cocktails, mais aussi liqueurs, bitters, portos et sherrys (canadien, portugais et espagnol), vermouths, marsalas et vins de messe doux, contre six pages seulement pour la section vins.

Les vins proposés en 1926 ? Essentiellement des champagnes, bordeaux et bourgognes, rouges et blancs. Les maisons ?

Côté bulles, Moët et Chandon, Mumm, Ruinart, Pol Roger, Perrier Jouet et Krug, avec des prix oscillant entre 2 $ et 4 $ (demi-bouteille et bouteille) et, essentiellement, des maisons de négoce pour les vins tranquilles dont Noirot-Carrière, Chauvenet, Collin-Bourrisset, Faiveley, Bouchard, Nath. Johnston, Barton Guestier ou encore Lebègue.

Fait particulièrement cocasse, impensable aujourd’hui : une dizaine de mousseux rouges (!) dont un Pommard d’Albert Morot (2,75 $), un Chambertin de Collin-Bourrisset (3,10 $) ou un Nuits-Saint-Georges de Noirot-Carrière (3 $). Ceux qui en ont en cave encore aujourd’hui devraient peut-être songer à un remboursement auprès de leur succursale préférée.

Évidemment, les grosses huiles bourguignonnes et bordelaises y sont. Tout aussi cocasse qu’un rien décoiffant, ce sont aussi les écarts minimes de prix pratiqués entre des vins régionaux et les tops crus. Des exemples ? Ce lilliputien 15 sous d’écart entre le Mâcon rouge de Collin-Bourrisset (1 $) et… le Chambertin 1917 de Chauvenet vendu la somme démentielle de 1,15 $ ; cette piastre ahurissante séparant le Chablis 1918 de Bouchard (1,25 $) au Montrachet 1915 de la maison Albert Morot (2,15 $). Un scandale, aurait clamé le père de mon père !

Intenable aussi cette offre où la demi-bouteille de Lafitte embouteillée par Barton Guestier se négocie à un peu plus du double (1 $) que le Bordeaux générique mis en bouteille par la CLQ à 40 sous noirs pièce. Plus bizarre encore ce Yquem embouteillé par le négoce (Nath. Johnston et Barton Guestier), vendu au même prix qu’une mise à la propriété du Château Haut-Brion 1916 au coût de 3,25 $ le flacon. Quel aurait été le choix de mes « vieux » en appellation Margaux entre un Rauzen Gassies 1916 à deux beaux dollars et 40 sous et un Château Margaux 1920 à seulement 25 cennes de plus ? Je suis sûr que les anciens ne m’auraient pas fait honte !

La semaine prochaine, allons voir ensemble ce qui se trame derrière les portes de la Commission des liqueurs de Québec, en décembre 1955 par exemple, 60 ans avant que ne soit proposé ce très chic Fifty Shades of Grey Red Satin 2011 (19,95 $ – 12499110 – (5)★★) californien, qui arrivait en tablettes pas plus tard qu’hier. De quoi, sans doute, émoustiller monsieur le curé derrière la grille du confessionnal, mais certainement pas Émilia, Monique, Roméo et Théode qui savaient éviter les pièges à cons. Que voulez-vous, on est comme ça dans la famille !

Jean Aubry est l’auteur du Guide Aubry 2015. Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $.

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