Pour vous le dire tout cru, je n’ai pas vu le temps passer depuis ce 19 décembre 1993 où Le Devoir m’invitait à célébrer le vin avec vous en ces pages. Un quart de siècle à tirer de leur torpeur des lièges toujours prêts à libérer le génie de bouteilles qui, parfois, en manquaient, mais qui pouvaient aussi, lorsque les astres s’alignaient dans l’axe, élever le bonheur au rang des beaux-arts.
Cette fin d’année me permet d’ouvrir avec vous de nouveaux chapitres, comme autant de millésimes à venir, en racontant la passion d’hommes et de femmes sans lesquels cette chronique se retrouverait le bec à l’eau. Car voilà, bien plus que mes goûts personnels, ce sont ces « ponts vignerons », solides et humains, qui apportent du vin au moulin de l’histoire de tout un chacun qu’il me semble plus cohérent que jamais d’établir.
Ma muse m’amuse
En cette époque où les algorithmes de votre carte Inspire de la SAQ tracent sournoisement votre destinée en matière de goût, il ne semble pas superflu de revenir à la source même de ce qui vous titille, à cette muse qui appelle vos goûts à se révéler, tel un sérum de vérité lentement distillé.
À chacune et à chacun ses muses, alors. Je pourrai toujours vous présenter les miennes, reste qu’il sera toujours présomptueux d’ignorer les vôtres. Depuis l’apparition de la critique « moderne » cependant — lire depuis l’avènement du gourou étasunien Robert Parker au début des années 1980 —, il apparaît clairement que vous vous êtes fait détrousser de vos propres muses.
Il s’est alors produit, avec cette forme « d’impérialisme du goût », ce que je nommerais une espèce d’appropriation, un détournement, voire une rupture même du sens originel du vin et de ses origines. Un court-circuit entre le vigneron qui fait son vin et celui qui le reçoit, qui le boit. Qu’a perverti plus concrètement alors ce type de critique depuis les trois dernières décennies ?
Elle a, d’une part, artificiellement hiérarchisé les crus en créant une concurrence entre eux pour mieux jouer la carte abusive de la spéculation, puis, plus spécifiquement, dans le cas de Parker, coulé le moule d’une recette unique (avec des bordeaux aussi concentrés que boisés) et ainsi homogénéisé une production qui était jusque-là aussi diversifiée que singulière. Le retrait de l’homme, par ailleurs excellent dégustateur, faut-il le souligner, combiné à la montée des réseaux sociaux, démocratise aujourd’hui plus que jamais la sphère critique du vin.
Se faire confiance
De nombreux vignerons m’ont confié au fil des ans qu’une vie entière ne suffisait pas à cerner la vigne, son interaction avec son environnement et la production de fruits faits vin qui en découle. Une vie d’homme, dans sa lenteur comme dans sa longueur, n’y arrive tout simplement pas. Il relève de même du mythe de Sisyphe pour le chroniqueur-critique de tenter d’embrasser tout ce qui se fait en matière de vin, mais aussi de tracer, pour chacun d’eux, leur propre histoire. Un vin, comme un individu, est unique et non reproductible. Et donc variable sur le plan de l’annotation.
« Comment réussir ultimement un bon vin ? » ai-je l’habitude de demander à ces paysans du gros bon sens que sont les vignerons. Aller à la source et cueillir un raisin sain, à maturité, à même un vignoble dont on aura compris les codes et anticipé les destinées, me répondent-ils. Avec un minimum d’interventions en aval. Que faisons-nous alors, vous et moi, pour nous « connecter » au fruit de leur labeur ? Nous faisons confiance à nos goûts et nous nous laissons toucher par la passion de ces raconteurs d’histoires terriens. Après, eh ben après, comme disait Jean Gabin, eh ben… on en jouit ! Excellents millésimes 2019 à vous, amis lecteurs, et autres sincères amis vignerons !