Vous connaissez les châteaux Lapin Impérial, Antilope Tibétaine et autres Lapin D’Or ? Ce ne sont que trois des 150 propriétés acquises parmi les quelque 6000 châteaux bordelais depuis la dernière décennie ayant converti leur nom de château historique pour des entités chinoises à part entière. Un peu plus et on y retrouverait le château Lotus Bleu déjà vidé du contenu de sa cave de vin rouge par un capitaine Haddock qui, sermonné par Tintin, s’en serait allé titubant vers de nouvelles aventures médocaines.
Hergé ne l’avait pas vue venir, celle-là ! Mais aurait-il imaginé qu’à son tour, le grand Château Lafite tirerait des terroirs de la province de Shandong, en Chine, son premier millésime de Long Dai en 2017 ? C’était à prévoir. Quatre ans plus tôt, c’était au tour du conglomérat de luxe français LVMH d’y aller avec son cru niché sur les contreforts de l’Himalaya, élaboré à partir de 314 parcelles (sur près de 30 hectares) en bordure du Mékong, dans la province de Yunnan.
Son nom ? Ao Yun, un assemblage de cabernet sauvignon et d’un tiers de cabernet franc récoltés à quelque 2200 mètres d’altitude — d’où le nom « Voler au-dessus des nuages ». Son prix ? 360 euros, soit 545 dollars canadiens, un peu plus que le Long Dai des Domaines Barons de Rothschild se situant à 305 euros (462 $). Évidemment, à ce niveau de prix, on ne vole plus au-dessus des nuages, mais bien au-delà. Je recevais cette semaine un échantillon du tout récent Ao Yun 2015 vendu 448,50 $ à la SAQ. État des lieux.
Le contexte chinois
Quand la Chine aura soif, inutile de vous dire qu’il faudra se rationner de ce côté-ci de l’Atlantique. La consommation de vin dans l’empire du Milieu tourne actuellement autour de 1,7 litre par personne (contre 16,4 l au Canada, source O.I.V. 2016) avec, principalement, 68 % de vins français en provenance du vignoble bordelais, bien que ce dernier vît chuter ses exportations de 31 % (2019) en faveur des vins australiens (et chiliens), lesquels s’imposent de plus en plus dans les entrées de gamme.
Or, la Chine demeure le premier marché export des vins de Bordeaux avec 49 millions de bouteilles, même si elle compte, en superficie de vignoble, plus de sept fois celle de la grande région du port de la Lune.
Ce pays peuplé de milliardaires ne boit évidemment pas de la piquette. Plutôt du prestige. Il a de plus cette capacité d’assimiler profondément une culture du vin qui, si elle leur est historiquement étrangère, voit se convertir rapidement des adeptes en ce sens de plus en plus nombreux. Aujourd’hui Bordeaux, demain… le monde !
La dégustation
Le défi avec cet AoYun2015 (14344867) n’est pas de « faire » du bordeaux en Chine, mais plutôt d’exprimer, sous les cieux chinois, l’esprit d’un lieu, d’une origine. Le français Maxence Dulou, directeur du domaine, en est conscient. Créer un grand vin tout en respectant la richesse culturelle locale s’impose donc. Pari tenu ?
Certains journalistes disent de la cuvée Long Dai des Domaines Barons de Rothschild (que je n’ai pas dégustée) qu’elle arbore nuances et finesse sur une trame épicée, longue et satinée, sans être toutefois du niveau d’un grand cru. Ces mêmes dégustateurs affichent pour le Ao Yun 2015 la perception d’un rouge plus dense, structuré, pourvu de solides tanins. Je ne m’inscris pas dans cette démarche. Tout le contraire !
Derrière la robe riche et juvénile, les cabernets affichent une grande pureté ainsi qu’une maturité de fruit doublée de fraîcheur qu’il fait bon dénicher, surtout dans ces terroirs d’altitude. Finesse et retenue aromatique donc (floral, encens) et bouche souple, précise, étoffée de tanins déjà suaves et imperceptiblement tendus, avec cette impression de « poussière de roche » qui intègre longuement la finale. Un surcroît de profondeur (jeunes vignes ?) lui aurait été sans doute bénéfique, mais voilà, nous pénétrons ici dans l’antichambre du grand vin en devenir. Pari tenu ? Oh oui ! (10+) © ★★★★ 1/2
7 février 2020