Il arrive qu’un vigneron ne fasse plus qu’un avec ses vignes, son terroir, son microclimat, ses rêves et son vin. C’est le cas d’Olivier Humbrecht, vigneron alsacien émérite au discours aussi limpide qu’un « jus de roche » filtré à même le tamis de la sincérité. Quatrième texte d’une série de cinq.
J’aime découvrir de nouveaux mots. Le mot « apex » par exemple. Promenez-vous dans les rangs de vignes au printemps et voyez ces petites mains baladeuses dont les doigts sont les vrilles au bout de rameaux qui semblent avoir perdu la tête tant la pousse est rapide. « L’apex, tête de la vigne, bourgeon terminal situé à l’extrémité des rameaux, constitue activement l’intégrité de la plante et de ses fruits », nous apprend Olivier Humbrecht dans son livre Grain sensible.
Mais ne brûlons pas les étapes. Bien avant les apex et le feuillage qui s’ensuit, il y a la « bourre ». « La bourre s’apparente à un petit duvet qui précède et préfigure le raisin. Elle pointe sur les rameaux de la vigne entre mars et avril, selon les régions viticoles. » C’est un peu le feu vert du départ de la liane. Une course qui, si elle n’est pas « grillée » en raison de gels toujours possibles, culminera à la fleur. Le vignoble embaume alors comme mille Parisiennes sortant d’une boutique Guerlain, place Vendôme.
Et cette fleur alors, cher Olivier ? « Ce sont les fleurs qui donneront ensuite les fruits. Plus précisément, plus profondément, la fleur peut être envisagée comme une préfiguration du fruit. Mais cette préfiguration est complexe, car au moment de la floraison, rien n’est encore joué du destin de la vigne. » Il est admis qu’une période de 100 jours s’écoule entre la floraison et la maturation des fruits. La fleur est-elle pour autant tirée d’affaire, Monsieur le vigneron ?
« Vers le milieu du mois de juin, quand la fleur apparaît, des accidents comme la coulure et le millerandage peuvent se présenter. En principe, et selon un mécanisme de régulation hormonale bien connu des biologistes, la plante produit un nombre de fruits suffisant à sa reproduction ; elle anticipe même ses difficultés en en donnant toujours un peu plus, comme pour se constituer une réserve pour faire face aux aléas de la vie. La vigne est sage ».
Bien dit, l’artiste, mais si la vigne est sage, tu admets aussi que « la maladie possède tout de même l’allure d’une rôdeuse » et qu’à tout moment, à la suite de cette floraison, il peut arriver que la fleur ne devienne pas ce fruit anticipé en raison de cette foutue coulure (fécondation compromise avec baies sans pépins) et de ce vilain millerandage (préfigurant des baies moins grosses avec un ou deux pépins, mais avec plus de jus et des grappes ultimement moins serrées). Que se passe-t-il alors ?
Les apex fous courent toujours !
Si une chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits, la vigne, elle, reconnaît ses pépins. Elle sera moins généreuse de sa sève avec les baies millerandées, mais scellera avec les autres un pacte en les nouant, en les attachant à la rafle, pour mieux les nourrir ensuite. Avec cette « nouaison » se forme alors une grappe dont les baies vertes gagneront graduellement en poids, pour ensuite, à la véraison, passer au rouge, au rosé ou au jaune. La vigne adolescente devient alors adulte, la multiplication cellulaire prend fin, et l’apex se dessèche. « L’énergie de croissance devient énergie de maturation. »
Comment reconnaît-on enfin une vigne arrivée à maturité, Monsieur le vigneron ? « Les pépins mûrs signent les plus beaux raisins : il faut les attendre, car ils dessinent déjà le grand vin à venir, comme le font, à leur façon, les vignes à qui nous laissons prendre de l’âge […]. Fruit mûr, le raisin devient le grenier du pépin. » Là, intimement, ce même pépin prépare secrètement sa reproduction. Patience, une fois de plus.