Pavie, Petrus, Le Puy: prestige, pouvoir, passion

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Cela paraîtra très XXe siècle, mais j’aime le vin de Bordeaux. Le beau bordeaux dans ce qu’il a d’assuré dans la démarche mais de mesuré dans ses aspirations, tout en étant confiant dans son potentiel et élégant dans l’expression de son terroir en bordure d’Atlantique.

J’aime le bordeaux juste, demeuré fidèle à une clientèle qui l’a en retour nourri depuis des siècles par ses habitudes quotidiennes de consommation, qu’il soit rouge sur le repas du midi, blanc sur les huîtres entre amis ou liquoreux le dimanche quand un baptême, un mariage ou une réunion familiale consacre le nectar dans ce qui le rapproche du divin.

Où en est cette même fidèle clientèle aujourd’hui ? Déboussolée ? Flouée ? Ailleurs ? Vrai que le style a changé, sans doute plus chargé et moins digeste ; qu’une pression sur les prix à la hausse a donné l’image de crus inaccessibles qui, tel l’arbre, cachent pourtant une forêt de cuvées loyales dont on ferait plus que son ordinaire ; vrai, enfin, que cette même clientèle trouve ailleurs son plaisir, car pour elle, ces fameux rapports qualité-plaisir-prix-authenticité abondent désormais sur la planète vin.

Oui, depuis 35 ans, le bordeaux a changé. Sans vouloir ergoter, force est de constater que, oui, le vin de Bordeaux s’est « réveillé » de son ronron plusieurs fois centenaire sous la houlette de marchands du temple affairés à tabler sur sa réputation pour faire résonner le tiroir-caisse de leurs propres réputations. Et, oui, les gourous de la presse, du négoce ou du marketing aux ego gonflés à l’hélium d’orgueil parfois démesuré ont casé les « classés » dans des niches où l’amateur n’a d’autre choix que d’en boire l’étiquette des yeux, au lieu d’espérer en « vivre » un jour le contenu.

Cela étant, quoi qu’on en fasse, on revient toujours à Bordeaux. Comment contredire, d’ailleurs, ce membre de l’amirauté anglaise du nom de Samuel Pepys qui déclarait, dans ses cahiers, quelque part en 1663 : « J’ai bu une sorte de vin français appelé Ho-Bryan qui avait un bon goût très particulier que je n’avais jamais rencontré. » Ce goût n’est plus. À moins que ce ne soit le nôtre qui soit différent. Voici, parmi la pléiade des domaines de la Gironde, trois portraits rapides, tirés au hasard.

Pavie prestige. Sur le fronton, gravé pour les siècles à venir (ou le prochain classement), l’inscription : 1er Grand Cru classé « A ». Voilà qui ne manque pas de prestige. Pour en arriver là, Gérard Perse, qui n’est pas issu du sérail, a dû labourer ferme pour remettre à niveau non pas sa réputation mais ce magnifique vignoble de 37 hectares (pour 21 parcelles bien définies) sur socle calcaire où merlot, cabernet franc et cabernet sauvignon tirent vers le haut le meilleur du Saint-Émilionais.

Prestige. Le Larousse en dit : « Qualité de quelque chose, de quelqu’un qui frappe l’imagination, impose l’admiration par son éclat, sa valeur. » Si l’investissement humain et financier semble ici sans fond, force est de constater que Perse et les siens ont placé Pavie sur une orbite désormais inaccessible pour le commun des mortels. Un cru devenu icône au tableau de chasse d’amateurs roués aux étiquettes de prestige.

En fait, Gérard Perse s’est à ce point investi intimement au domaine qu’en retour, ce domaine est devenu… lui. Comme si, par son goût, sa volonté, son acharnement, il avait sublimé sa propriété.

En d’autres mots, et c’est une question que j’ai souvent entendue lors de dégustations avec la presse du vin, ici comme ailleurs : l’homme doit-il se substituer au terroir au lieu de l’accompagner, sans forcer la note ?

Une certitude demeure, comme le faisait remarquer le grand professeur bordelais Henri Enjalbert, qui le reconnaissait déjà sous le Second Empire Pavie et La Gaffelière, tout juste à l’ouest, comme prenant place « parmi les meilleurs crus et les plus justement réputés de Saint-Émilion ». Pavie est aujourd’hui au top, mais dans un style qui dérouterait sans doute Samuel Pepys !

Pétrus pouvoir. Le mot « pouvoir » est ici souligné dans le sens de fascination exercée sur tous, y compris les néophytes, la soeur de ma mère et sa cousine par alliance. Faudrait vivre sur Mars avec Matt Damon pour en ignorer la force gravitationnelle !

Rien ne me disposait personnellement à vivre Pétrus de l’intérieur, si ce n’est cette main tendue par un Jean-Claude Berrouet qui officiait alors sa 23e vendange en 1987 en m’y invitant comme stagiaire. L’homme passait le relais à son fils Olivier en 2008, loin des premières fermentations démarrées en 1964, alors que la famille Moueix lui remettait les clés du paradis.

Paradoxalement, pour qui est sensibilisé à l’esprit de la maison, le célèbre vignoble de 11,5 hectares culminant à 42 mètres d’altitude sur socle d’argile bleue est en même temps symbole d’antipouvoir. Travail de l’ombre, minutieux et inspiré, précis et d’une sensibilité qu’un Berrouet assume sans avoir à jouer les Schwarzenegger de service.

La modestie est ici inversement proportionnelle aux gros bras d’Arnold ! « Laissez place à l’intuition », dira d’ailleurs Jean-Claude, qui, je m’en doute, n’a toujours pas saisi tout le battage médiatique qui s’acharne sur la maison.

Quant au vin, que ce soit ce 1975 si cher à l’oenologue ou le 2014 vinifié par le fiston Olivier, le liant de la continuité opère, célébrant un merlot 100 % (2010 est le dernier millésime avec cabernets francs) glorifié par ses argiles, jamais compact, toujours aéré avec classe, tension, élégance. « Il faut s’adapter à la matière du lieu au lieu de se comparer à d’autres », soulignera Olivier. Et si ce pouvoir était simplement de demeurer… Pétrus ?

Le Puy passion. Samuel Pepys aurait pu rencontrer un membre de la famille Amoreau au détour d’une ferme-auberge au XVIIe siècle, un verre de Château le Puy à la main. Un vin dont il reconnaîtrait sans doute, encore aujourd’hui, les filiations spirituelles, naturelles et terriennes, s’il était parmi nous.

Pascal Amoreau, dans la foulée de son père Jean Pierre, est de la 14e génération d’une entreprise familiale qui place leur lieu de vie et leur vignoble de 54 hectares au coeur d’une passion pour le vin, pour la vie, mais surtout pour la vie dans le vin. Ici, même les lombrics font partie de la famille !

Pour l’anecdote, saviez-vous, d’ailleurs, que ce ver qu’on dit dédaigneusement « de terre » est le seul dans la chaîne alimentaire qui met quatre ans à digérer une simple feuille d’arbre pour fabriquer ces oligoéléments nourriciers au vignoble ?

Il y aurait jusqu’à deux tonnes à l’hectare, ici même au domaine, de ces petites bêtes plus à l’aise à forer des galeries qu’à courir les concours de beauté. Le Puy, c’est ce bordeaux hors mode, intemporel et hors circuit touristique, qui chemine comme un mille-pattes, comme si sa vie interne lui fournissait son propre carburant.

La passion selon Le Puy ? Assurer sa propre survivance en pérennisant une agriculture biologique et biodynamique pour les quatre siècles à venir. Nous reparlerons des cuvées lors du passage des Amoreau au Québec, en novembre prochain. Passionnant.

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