Hormis le poids des ans sur mes épaules, ma mémoire olfactive vacillante et ce qu’il me reste de bourgeons gustatifs, il me semble bien que les vins ont changé. Allez, ratissons large, depuis les 50 dernières années.
À l’époque, l’oenologie dite « moderne » se glisse à peine dans l’embrasure de la cave et des chais, et le premier flyingwinemaker n’a pas encore mis les pieds dans l’avion qui l’emmènera à évangéliser la planète vin.
Quant à la critique, ces comptables qui veulent absolument montrer à la terre entière qu’ils savent compter jusqu’à 100 points, un chouïa d’humilité leur permettrait, au-delà d’une mémoire défaillante, de revenir aux sources de la sobriété en suivant l’exemple du Britannique Michael Brodbent, lorsque, penché sur un verre de Ducru-Beaucaillou 1955, il lance simplement, sans chichi : « Quite quaffable but still distinctive claret. » On est loin des « gobbles and goobles of delicious decadent stewed and luscious fruit » de certains !
Le Bordelais Émile Peynaud, premier élève et collaborateur du professeur Jean Ribéreau-Gayon, publie quant à lui, dans l’édition de 1971, son fameux Connaissance et travail du vin (Dunod) que tous les fêlés du pinard (dont je suis) auront placé sur leur table de chevet dans l’espoir de le lire d’une couverture à l’autre, pour ensuite le mettre en pratique avec de dures descentes de cave dont le but premier est, bien sûr, d’approfondir le sujet, rien de plus.
Il serait dommage, comme le dit si justement le collègue Langlois, de mélanger ici le fun et le plaisir. Très sage en effet. Ce docteur-ingénieur, rencontré en 1986 alors qu’il consultait encore ici et là l’élite des crus bordelais, impressionnait par sa méthode. Pas de batifolages ni d’arabesques lyriques ou érotiques dans l’approche. Du concret basé sur des observations, des analyses précises.
Un produit plus naturel
Il écrivait d’ailleurs : « L’oenologie n’est pas une science abstraite ; elle est née de la recherche de solutions à des problèmes pratiques. Mais si les faits s’observent au niveau du travail de la cave ou du chai, les explications ne peuvent être données, les lois ne peuvent être établies et le progrès ne peut naître qu’au niveau supérieur de l’étude des phénomènes. Ainsi l’oenologie a ses bases profondes dans la chimie-physique, la biochimie, la microbiologie. » Avec Peynaud et ses sbires, l’oenologie est plus que jamais sur place, dans les caves.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Après l’empirisme des anciens, puis ce « tout à l’oenologie » vécu ces dernières décennies comme une dictature des tendances et du goût, serions-nous à l’aube d’un retour du balancier avec un produit plus naturel, non seulement doté d’un supplément d’âme mais aussi libéré du carcan de la modernité à tout prix ?
À constater la prolifération des vins dits « nature », doublée d’une acceptabilité sociale qui ne se dément pas, il semblerait que nous touchions un nouveau plateau, du moins sur le plan de l’interprétation.
Bien fait, mais encore?
Vrai que les vins n’ont jamais été si bien faits. Je ne suis pas le seul à le penser. Mais que veut dire « bien fait » ? Techniquement sans fautes, soit.
Mais avec des qualités en sus ? Là, il faudrait définir ce qu’est une qualité. La « préhistoire » oenologique nous avait habitués à la formation d’acétates d’éthyles élevés (ester volatil dont le goût brûlant et l’odeur pénétrante déprécient le vin — Peynaud), avec des degrés alcooliques plutôt bas, alors que nous assistons aujourd’hui à tout le contraire.
De vins, disons, maigres et étriqués, nous sommes passés à des entités plus riches, plus charnues, avec des tanins mûrs et fournis qui assurent des bouches aussi substantielles que moelleuses.
Ce sont sans aucun doute les grosses structures capables de livrer entre 200 000 et trois millions de bouteilles et plus qui ont su, malgré, peut-être, certains excès, tirer au mieux des avantages de l’oenologie moderne.
Lissant parfois au passage, il est vrai, caractères et personnalités, mais fournissant, en revanche, du premier au dernier flacon, une qualité fiable et homogène.
Une oenologie dite « préventive » est ici appliquée — maximum de sulfites autorisés, filtrations multiples, osmose inverse, pulvérisation de produits phytosanitaires à la vigne, etc. — pour éviter tout dérapage éventuel affectant, entre autres exemples, le rendement financier de telles institutions.
À l’opposé, il y a ces milliers de vignerons à la production encore gérable sur le plan humain qui n’en font pas seulement à leur tête, mais n’en font surtout qu’à leur coeur. Faisant parler les tripes avec ce mélange d’instinct et d’intuition battant pavillon bien haut au mat fier et abouti des orgueils et modesties de chacun. Mais attention ! Comme partout, il y en a des bons et d’autres qui errent toujours sans reconnaître leurs fautes.
Le prix à payer
Chez ces artisans, les erreurs d’autrefois deviennent presque des qualités d’aujourd’hui — sulfitages nuls ou très bas, pas de filtration, de collage, etc. —, avec parfois de glorieux dérapages, il est vrai, mais cela fait partie du prix à payer, paraît-il, pour se libérer des dogmes.
Émile Peynaud se retournerait plus d’une fois dans sa tombe ! La différence réelle entre les pratiques de ce dernier, où tout se résumait majoritairement au travail du chai, et les pratiques actuelles, réside dans le fait que c’est désormais dans le vignoble que la partie se joue.
La vie organique y a retrouvé ses droits, les notions de « terroir »et de « minéralité »n’ont jamais été aussi ressassées, remâchées et rabâchées, mais au final, les vins sont sains.
Et bourrés de caractère. Parfois déroutants, il est vrai, mais pour un consommateur en mal de transparence, c’est déjà ça de gagné.
Une troisième voie, en somme, pour des vins qui ont glané le meilleur de l’oenologie moderne tout en revenant aux sources avec ce goût « d’autrefois ». Un retour de balancier qui tombe pile.