Vous me direz qu’il n’y a rien de sérieux dans un vin rosé. Un vin blanc ou un vin rouge, c’est sérieux, mais un rosé… On s’attendrit et on rigole. On l’aime pour sa couleur, mais on le relègue rapidement au rang des bâtards, des faussaires, de ces mal nés, aussi opportunistes qu’ils s’affichent comme de parfaits roturiers. Vous avez déjà bu un Montrachet ou un Petrus rosé, vous ? Pas demain la veille. Pauvre rosé.
L’approximation, déjà, de sa couleur, dérange. Les nuances y sont trop nombreuses. Une panthère rose n’y retrouverait même pas ses petits. Nuancé, oui, mais avec, au final, une seule véritable couleur qui pointe aux confins du bout de la commissure de la rétine des lèvres : le rose. Si le vin blanc est blanc et si le vin rouge est rouge, alors le rosé est rosé. D’accord. Mais le blanc a le mérite de la transparence (un peu comme ce qui suinte actuellement des membres de la Chambre haute à Ottawa), et le rouge, celui de vous rassurer en vous donnant l’heure juste, un peu comme le ferait la Loi sur la clarté référendaire. Bref, on sait à quoi s’en tenir. C’est après que ça se complique.
Osons déconstruire
Ceci n’est pas une chronique pour vous faire changer d’idée. Le rosé est déjà pour vous un vin condamné. Avouez-le, vous verrez que ça fait du bien de joindre votre voix à ceux pour qui le rosé, ce n’est même pas du vin, ce n’est que du… rosé. Mais permettez que j’insiste. Un chroniqueur doit parfois insister. Les causes difficiles, j’aime. Celle, par exemple, de vous suggérer que le « grand » rosé existe. Voici, en échange de quelques idées reçues, quelques essais de réhabilitation.
1. Le rosé n’est bu que par des daltoniens ou des indécis
Un peu de respect, d’abord, pour ceux pour qui le pigment astaxanthine et ses dérivés chromatiques donnent du fil à retordre lorsque vient le temps de départager les hommes roses du Québec des Flamands roses belges.
Quant aux indécis, même les séparatistes et les fédéralistes vous diront de vous brancher. On ne fait pas une omelette sans casser des oeufs. De même, on ne fait pas du rosé en mélangeant du blanc et du rouge.
2. Le rosé n’est qu’un vin de piscine
Je préfère, en tout cas, un vin de piscine à un vin de garage. Non pas parce que sirènes lascives et autres dauphins huilés s’y massent autour, mais parce que la compagnie de bidons d’essence et autres tondeuses risquerait d’en altérer substantiellement l’ambiance.
Et puis, comme un blanc ou un rouge, le vin rosé a parfaitement le droit, lui aussi, de n’être qu’un vin de soif. À bas la discrimination !
3. Le rosé ne s’appuie que sur la technologie pour exister réellement
Vrai, une technologie de pointe est importante pour élaborer un bon rosé. Chaîne de froid en continu, pressoir sous azote en circuit fermé, leverage spécifique, etc., participent plus que jamais à ce qui est techniquement plus difficile à réussir correctement qu’un vin blanc ou rouge.
Moins vrai, cependant, quand on s’appuie exclusivement sur cette même technologie. Comme pour le blanc et le rouge, le rosé trouve ses assises, sa subtilité, son expression et sa race de l’adéquation parfaite entre cépages, terroirs, climats spécifiques et expertise humaine. Le grand rosé naît lui aussi de ces paramètres.
4. Le rosé doit être bu 30 minutes après sa mise en bouteille
Il y a rosés et rosés. Ceux vinifiés pour répondre aux besoins impératifs d’une mise en marché estivale et que l’on nomme affectueusement « vins de soif » n’ont que très peu d’intérêt à survivre en bouteille plus de six mois, voire un an. Les autres, ceux qui captent et chavirent les sens, souvent destinés à la haute gastronomie, sont parfois aussi fascinants que les collègues d’autres couleurs capables de se bonifier sur une décennie et plus.
À celui qui me balancera encore que le rosé est né pour un p’tit pain, je répondrai qu’il aille se faire un sandwich avec du pain pas d’croûte arrosé d’un p’tit vin rien-à-foutre.
5. Le rosé ne devrait jamais être vendu cher
Remettons les pendules à l’heure. Un mauvais vin est toujours trop cher payé. Qu’il soit blanc, rouge ou rosé. Le prix d’un vin ou de n’importe quel autre produit, d’ailleurs, demeurera toujours celui que vous consentirez à payer. De même, s’il n’est pas à votre goût, le plus cher des vins sera toujours trop cher payé. La Palice n’aurait pas dit mieux.
Si le rosé « de soif », qui n’a d’autre prétention que la fraîcheur et une expression aromatique et gustative axée essentiellement sur la gymnastique des levures utilisées, tourne autour de 15 $ la bouteille, d’autres, plus ambitieux sur le plan du prix (plus de 25 $, disons), pourront étonner sur le plan de la complexité. Payer, par contre, 50 $, 75 $, voire 160 $ pour une bouteille de rosé ? Lire la suite…
Le cas des Caves d’Esclans
Sacha Lichine savait ce qu’il voulait faire en se séparant du Château Prieuré-Lichine, à Margaux, pour acquérir en 2006 le Château d’Esclans au coeur du Var, en Provence. En compagnie de l’oenologue bordelais Patrick Léon (qui partait à la retraite après près de 20 ans à Mouton-Rothschild), ce bon vivant, domicilié aujourd’hui à Boston, ne voulait produire nul autre que le meilleur rosé de la planète bleue.
Visiblement le plus cher aussi, car la cuvée Garrus (2012 en I.P. % 514 907-9680) se détaille la bagatelle somme de 160 $ le flacon de 75 centilitres. Cela dit, bien meilleur encore en format magnum, cela bas de soie ! Mais revenons sur le plancher des vaches. Avec ses trois autres cuvées en rosés, nous sommes dans le haut de gamme, pour ne pas dire dans la haute couture sur le plan qualitatif. Seul le Whispering Angel 2014 (24,45 $ – 11416984), par contre, est actuellement disponible chez nous en tablettes.
Un rosé à la robe pâle (c’est la tendance), bien sec (moins de deux grammes de sucres au litre), issu d’une cofermentation de grenache et du rolle local qui confère une sensation de densité et d’ampleur sur une bouche aérée et aérienne, de belle longueur. (5)★★★.
Un rosé distinct, élaboré cependant à partir d’achat de raisins hors propriété. Fait à noter : l’équipe Lichine s’appliquait, dès son arrivée au domaine, à faire passer le prix payé pour les approvisionnements de raisins de 90 euros l’hectolitre, en 2006, à 230 euros, aujourd’hui, pour le même volume. Un incitatif bien réel sur la qualité de la matière première.
À une époque où l’on boit, en France, plus de rosés que de blancs ou de rouges, avec un prix oscillant, dans 80 % des cas, sous la barre des cinq euros (tout le contraire à l’export), il pourrait apparaître hautement prétentieux pour quiconque de proposer des rosés à 50 $, 75 $ ou encore 160 $ le flacon. Ceux de Lichine en valent-ils la chandelle ? Disons qu’ils comblent un créneau qui n’existait pas auparavant. S’il existe de grands blancs et de grands rouges, il existe maintenant de grands rosés. Aux mêmes prix. Pourquoi Sacha Lichine les vendrait-il moins cher ?
L’écrémage de 190 lots issus des 45 hectares de vignes où vieux grenaches et rolles, complétés de cinsaults, de mourvèdres, de tibourin et de très peu de syrahs (« Ça bombonne trop », selon Lichine), livre trois cuvées non seulement très différentes l’une de l’autre, mais pourvues de cette alliance finesse-puissance qui fait le grand vin.
Il y a ce Rock Angel (43,25 $) d’une tenue exceptionnelle, vinifié en partie en demi-muids, d’une étonnante vinosité et longueur. (5+)★★★1/2. Cette autre cuvée Les Clans (74,75 $), ample et profonde, d’une mâche tannique qui donnerait l’impression de savourer un rouge à l’aveugle, avec son boisé très subtil, sa sève, son caractère unique, sa longueur. (5+)★★★★ © Puis ce Garrus (160 $) qui fait jaser, et pour cause : d’une affolante complexité derrière sa robe « blanche tachée », sa touche balsamique apportée par 30 % de rolle, son duo finesse-puissance et sa longueur d’anthologie. (5+)★★★★1/2 ©. Les envieux jaloux truffés de préjugés pourront toujours écluser leurs rosés autour de la piscine. Sacha Lichine aura eu le mérite, lui, de les faire passer au salon. Chapeau, mister Lichine !
Je termine en soulignant le décès recent d’un homme qui avait une touche precise, très fine en matière de vin, surtout un rosé de Provence, et dont l’édition 2012 était pure grâce.
Alain Combard s’était établi au Domaine Saint-André-de-Figuière après une longue aventure chablisienne avec Michel Laroche. Gaby et leurs quatre enfants poursuivent et affinent la suite à l’intérieur des 60 hectares du domaine. On se revoit en bouteille, monsieur le vigneron.