La sommellerie mondiale pourrait être appelée — si la tendance devait se maintenir en 2015 — à redéfinir les accords mets et vins. C’est ce que nous apprenait le 28 décembre dernier Kim Severson dans les pages du New York Times et, plus près de nous, Lesley Chesterman mardi dernier dans sa chronique sur les ondes de Radio-Canada, avec Catherine Perrin.
Non pas que le foie gras devra passer à la trappe sauternes et jurançons, que le jambon-beurre boudera le beaujolpif ou que le canon-fronsac esquivera la côte à l’os, non. Ce serait déjà là une perte pour l’humanité qui se respecte. Vins et alcools pourraient, sur le plan gastronomique, se frotter, tenez-vous bien après la rampe d’escalier, à des plats mitonnés au… cannabis !
Un livre, Herb : Mastering the Art of Cooking with Cannabis, de l’auteur étasunien Michael Ruhlman, serait même déjà en préparation. L’engouement pour l’herbe bleue serait tel que le chef exécutif du site The Stoner’s Cookbook, Matt Gray, prédit que l’industrie récréative végétale en question générerait plus de 10 milliards de recettes dans cinq ans, dont 40 % issues de sa transformation en petits plats aussi planants que sympathiques.
L’âme soeur culinaire
Ben oui, du pot. Faudra désormais que sommeliers et sommelières trouvent l’âme soeur culinaire, mais si vous voulez mon avis, ce ne sera pas de la tarte. J’imagine d’ici la sommelière Véronique Rivest, gagnante de la médaille d’argent au récent concours du Meilleur sommelier du monde, proposer au dessert le sensationnel Porto Tawny Offley 30 ans (88,50 $ – 441618 – (10 +)★★★★1/2) sur les flaveurs riches et profondes d’un brownie Big Bud, ou encore François Chartier déconstruire sur le plan moléculaire une crème brûlée infusée avec la marijuana haut de gamme Royal Caramel pour mieux l’accompagner du Torcolato 2008 de Fausto Maculan (29,45 $ les 375 ml – 710368 – (10 +)★★★★). Bref, la sève du Cannabis sativa aurait-elle pour autant des atomes crochus avec celle courant dans les sarments de Vitis vinifera ?
Le chroniqueur se mouille
Qui n’a pas, un jour, même lointain, ou dans son imaginaire, fumé du bout du bout des lèvres, et encore là sans inhaler, car affirmer le contraire bousillerait les bases mêmes de la rectitude politique ambiante, un peu de l’herbe du diable et la petite fumée ? Pour ma part, seule ma coiffeuse le sait. Mais, comme la tendance d’aujourd’hui est déjà la réalité de demain et qu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, il n’en fallait pas plus pour que votre chroniqueur se relève les manches, enfile son tablier et passe à l’acte.
Cuisiner la chose ? Je sais maintenant pourquoi j’ai plus d’habilité à rédiger un guide annuel sur le vin truffé d’accords gastronomiques « classiques » plutôt que le contraire ! Je préfère éviter que léviter. Un autre constat s’impose : le cannabis cuisiné, que ce soit sous forme d’une poule au pot, d’un effiloché de porc pot (Pulled Pot-Pork Sandwich), de « cannabeurre », de guacam’olé ou encore de lasagne pot-pesto, trouve à mieux s’harmoniser avec le vin en général qu’un simple joint de Buddhas’sister ou d’Alpha Blue tranquillement grillé au coin du feu et accompagné d’un verre de vin.
Dans ce dernier cas, l’accord dérape. Un peu comme boire un médoc tannique sur un camembert fleuri. Constriction des muqueuses, assèchement et raréfaction de la salive, durcissement et verticalité tannique du palais, bref, pas nécessairement une lune de miel côté sensualité. Pour qui tient à en faire l’expérience, préférez ici un rhum Plantation Grande Réserve 5 ans de Pierre Ferrand (36,25 $ – 12260299 – ★★★★), un Single Malt écossais de type The Macallan Gold (65 $ – 12051366 – ★★★★), ou encore ce brandy italien Bepi Tosolini Riserva Vecchio 800 (75 $ – 11846693 – ★★★★1/2) pour leurs saveurs aussi luxuriantes qu’enrobées, mais surtout capables « d’éclaircir » et de donner un peu de poids à votre palais qui autrement risque de s’envoler.
Attention : ne pas essayer à la maison
(et/ou garder hors de portée des enfants !)
L’harmonie s’installe plus facilement lorsque le caractère végétal relevé d’une part d’amertume de l’herbe en question se dilue pour mieux fusionner aux gras (huile, beurre, etc.) qui compose en partie les plats cuisinés. Mais encore faut-il être particulièrement habile à doser mais aussi à dissiper ces goûts parfois prononcés que certains associent au thym et à l’origan. Pas évident.
Après plusieurs essais, les mariages « les moins pires possibles » avec les plats cités plus haut trouvent leur aboutissement avec des blancs d’acidité basse, tout en rondeur et en plénitude fruitée. Côté rouge, préférez souplesse et fruité, avec un indice tannique peu élevé.
Cellier N°73, 2012, Julia, États-Unis (16,29 $ + taxes chez Couche-Tard). Ce blanc sec n’est peut-être pas des plus expressifs ni complexes, mais il offre en retour un profil rond et vineux, peu acide, charmeur et tout en rondeur. C’est net, avec un fruité précis où s’impose le chenin blanc. Pas mal sur les trempettes au guacam’olé ! (5)★★1/2
Twisted Horn 2013, Afrique du Sud (17,29 $ + taxes chez Couche-Tard). Nous sommes bien sûr au niveau vin boisson, mais ça marche. Une robe saine et soutenue, des arômes simples, épicés, homogènes, puis une bouche moyennement corsée, fraîche, soutenue, avec une pointe empyreumatique sur la finale qui devrait se lover aux volutes de vous savez quoi. Servir autour de 15°C. (5)★★1/2
Syrah 2012, Maison Nicolas Perrin, France (20,20 $ – 12034507). Comme il fait bon de savourer la conversation entre l’homme du Nord (Jaboulet) et celui du Sud (Perrin) autour de leur sujet commun de prédilection. Comme il fait bon de sentir ici la syrah si aimée des deux hommes qu’elle rosit des joues et minaude, trop heureuse de sentir son fruité si sensuellement convoité. Régal assuré, surtout sur l’effiloché de porc pot. (5)★★★
Les Graviers 2012, B S Tissot, Arbois, France (27,95 $ – 11194701). Est-il besoin de présenter la maison ? Ce qu’elle signe, en tout cas, fait sans cesse cohabiter fruité et minéralité dans un équilibre qui force l’admiration, mais c’est surtout le souffle de Stéphane Tissot, derrière, qui, porteur et libérateur, règle la musique et trace avec finesse et précision la portée de bouche. Du grand art. (10 +)★★★★ ©
Je vous laisse avec la superbe saucisse artisanale bacon-fromage en grain de la charcuterie « Ils en fument du bon » domiciliée au marché Jean-Talon à Montréal. À vous de voir pour les accords disponibles, même si, légalement parlant, je serais tenté de vous proposer de l’accompagner de cet exotique et fascinant Château Keyfraya 2009 (27,20 $ – 964536), un rouge de la Vallée de la Bekka, au Liban, aux saveurs détaillées, musclées, tout en demeurant élégantes et d’une allonge plus qu’intéressante pour un vin de ce prix. (5 +)★★★1/2 ©
Jean Aubry est l’auteur du Guide Aubry 2015. Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $.