Ma liberté, meilleure que la vôtre?

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Il n’est jamais trop tard, même après le 367e échantillon des vins dégustés (et, bien sûr, recrachés), pour s’interroger sur la réelle pertinence de la chose.

La chose ? Évaluer, avec des paramètres précis, ce que l’imprécision des sens essaie tant bien que mal de rendre crédible par des mots. Un beau programme.

C’est l’exercice que je pratique de façon plus soutenue depuis maintenant 78 jours, histoire d’élire les meilleurs candidats en blanc, rouge et rosé, en moelleux, spiritueux et mousseux, qui trôneront au sommet de leur circonscription respective lorsque mon guide annuel d’achat paraîtra en octobre prochain.

À l’image du débat récurrent sur la privatisation de la SAQ qui se tient au Québec chaque année, la « critique » de vin passe elle-même à la moulinette des critiques, qui la remettent inlassablement sur le tapis.

Très sain en apparence, ce débat relance aussi une « industrie » du mot qui, depuis deux ou trois décennies maintenant, gonfle la voilure des egos et autres papes du justificatif alambiqué.

Dans la peau du merlot

Pour tout vous dire, quand je lis d’un merlot qu’il offre toutes les perspectives d’un Liquified Viagra (!), comme le soutenait un important chroniqueur états-unien il y a quelques années, je me dis qu’il n’aurait pas été inintéressant de me réincarner dans la peau du merlot en question !

Bon, restons calme, mais demeurons ferme ! Et juste. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que ce sont les scientifiques qui se délectent — objectivité scientifique oblige — de tailler en pièces toute forme de justification relative à la description d’un verre de vin, comme nous l’apprenait encore récemment un article paru dans The New Yorker.

Un exemple ? Deux verres de vin rouge identiques sont présentés de façon anonyme à des dégustateurs, avec pour seul indice que l’un deux est plus cher que l’autre.

Le résultat des courses : si une partie du groupe ne voit pas lequel des deux verres est meilleur parce qu’il est plus cher, l’autre partie, en revanche, est convaincue que la différence existe en pointant l’un des deux échantillons.

Morale : trop user de son pouvoir de suggestion en amont risque de mettre à mal toute forme d’objectivité en aval. La vérité est dans le verre, dit-on.

Mais elle est aussi celle que l’on aimerait bien qu’elle soit, comme le démontrent une fois de plus ces gens de science sans lesquels nous en serions encore à décortiquer jusqu’à l’absurdité les différences notables entre Coke et Pepsi, entre Paul et Paul ou, plus bêtement, entre Parti libéral et Parti conservateur.

Mêmes verres identiques, mais cette fois avec descriptif analogique de trois mots pour chacun des vins. Fraise, banane et noix de coco pour l’un ; framboise, réglisse et vanille pour l’autre. Tout ça pour quoi ? Pour une macédoine d’opinions !

Confusion des deux côtés et résultat divisé. Ce qu’on veut bien percevoir comme tel fausse ce jugement dont on tire soi-même inconsciemment les ficelles.

« Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur », met en bouche Beaumarchais dans son Mariage de Figaro. J’ajouterais que sans la liberté de relativiser, il n’est de vérité qui vaille !

Ce n’est pas tout pour le critique de vin de livrer son expertise, encore doit-il y aller avec un grain de sel, sachant qu’aucune vérité n’est coulée dans le béton des certitudes. La dégustation à l’aveugle, par exemple. Est-elle la panacée universelle pour mieux glorifier l’objectivité ?

Le but de l’opération

Tout dépend du but de l’opération. Un concours où il faut dégager des gagnants a intérêt à procéder ainsi. Je m’y applique aussi pour trancher entre les candidats qui, à l’intérieur de mon guide d’achat, sont dégustés et évalués dans leur catégorie respective.

Mais, pour le reste, demande-t-on aux critiques de théâtre, de musique, de gastronomie, d’arts visuels, de mode ou de véhicules automobiles de déguster le tout à l’aveugle ?

Poser la question, c’est y répondre. Pourquoi en serait-il autrement avec le vin ?

Cette autre liberté dont ne parle pas monsieur de Beaumarchais est la liberté qui consiste à empiéter sur celle du voisin, de l’autre, de celui qui est devant soi et qui a droit lui aussi à son opinion.

Une matière organique vivante

Ma liberté de critique serait-elle si supérieure à la liberté de mon vis-à-vis qu’elle lui retire sans autre forme de ménagement le tapis de ses opinions sous ses propres pieds ?

Quand j’écoute certains confrères, que je lis les contenus souvent dithyrambiques, parfois sibyllins ou qui tiennent carrément de l’imposture, fournis par d’autres collègues de la presse internationale du vin, je me dis que mon propre métier est tout simplement — pour reprendre le mot célèbre de Jacques Parizeau cette fois — en train de s’autopeluredebananiser.

Vrai, toutefois, qu’un lecteur, un auditeur ou un simple viveur heureux puisse solliciter l’opinion éclairée d’une personne qui a passé le plus clair de son temps justement à éclairer, pour ne pas dire à éclaircir, son sujet de l’intérieur.

Retenons une chose : le vin est une matière organique qui vit. Selon le contexte (température de service, variation de bouteille, humeur du dégustateur, pression atmosphérique, etc.), cette même bouteille, bue la veille ou le lendemain, livrera une information différente.

Quelques mots suffisent alors pour en décrire le contenu. Des mots comme netteté, corps, fraîcheur, texture, équilibre.

Cinq mots, cinq mots intelligibles qui cernent le tout et qui sont compréhensibles pour la majorité. Professionnels compris. Le reste ? À chacun le soin de raconter son histoire.

Le rêve est aussi une composante essentielle du vin. Demandez aux poètes.

 

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