La lente évaporation de l’alcool diffusée au fil des ans dans des chais intemporels et citée poétiquement comme étant « la part des anges » me laisse tout de même dubitatif. Ces séraphins, chérubins et autres trônes célestes qui inhalent gracieusement l’équivalent de 22 millions de bouteilles de cognac par an (2 % de la production) se soucient-ils à leur tour au paradis du sort de l’être humain réduit sur terre à vivre avec le fait que « le fort est cher mais que la chair est faible » ? Il n’y a pas de justice. Non, tout compte fait, les anges n’auront pas ma part !
Je vous dis ça tout de même sans un millilitre de méchanceté. Ces créatures purement spirituelles sont, après tout, les mieux disposées à reconnaître le génie de l’homme condamné ici-bas à distiller les meilleurs spiritueux qui soient. Ne serait-ce que pour s’élever à hauteur d’ange. Une consolation qui en vaut une autre.
Les anges sont venus à ma rencontre cette semaine, me gratifiant d’une part d’eau-de-vie à vous rapprocher du p’tit Jésus en culotte de velours. Son nom ? Hennessy Master Blender’s Selection No 3 (13859720). Fréquenter l’élite ailée a tout de même un coût : 180 $. Je dois avouer ici que si le « fort » est cher, la chair de poule est forte et le frisson garanti. J’ajouterais même qu’il est paradisiaque, le frisson !
Le passage du flambeau
J’ai toujours soutenu que le bon cognac comptait pour être l’une des assises civilisationnelles de l’homme, de son goût pour la beauté et de sa quête perpétuelle d’un raffinement toujours poussé plus avant. Une incarnation que réalise aujourd’hui Renaud Fillioux de Gironde, 8e génération de maître assembleur (ou parfumeur selon l’angle où l’on se place) chez Hennessy, dans la foulée de son oncle Yann Fillioux qui, après un demi-siècle de loyaux services, passait le flambeau à son neveu. Une transmission artisane forte inscrite dans l’ADN familial.
Dire que l’homme a du nez serait réducteur. Il serait plus juste de dire que ses « nez » sont pluriels et voltigent au-dessus de plusieurs milliers d’échantillons par an, forts de quelque 350 000 barriques et de vénérables cognacs de plus de 200 ans d’âge. Sans compter sur les distillats de l’année. L’homme est aussi le gardien du temple Hennessy, imprimant et reliant dans le temps, tel un chaînon dans sa continuité, l’empreinte olfactive et gustative de la célèbre maison cognaçaise. Affirmer que j’ai du respect pour le monsieur relève de l’euphémisme.
Ce Master Blender’s Selection No 3, donc. Il est inscrit sur l’étiquette du chic flacon — à vous confondre d’ailleurs, une élégante croyant avoir affaire à la sensualité capiteuse de son No 5 de Chanel, mais qui, après mûre réflexion, troquerait l’un pour l’autre sans hésitation. Bref, il est inscrit qu’il s’agit d’« une création personnelle issue d’un lot unique, jamais répliquée ». Essayons d’y boire clair.
Aux éditions précédentes, soit les Master Blender’s Selection No 1 et No 2, orchestrées celles-là par Yann Fillioux, Renaud se fait peintre d’arômes et de goûts par l’entremise d’une palette variée d’eaux-de-vie méticuleusement sélectionnées au chai pour satisfaire son tableau final. Et là, nous sommes moins dans la peinture à numéros que dans le tracé d’une esquisse aux formes mouvantes, innovantes et chatoyantes. La connaissance de l’homme du patrimoine immémorial de la maison est ici un atout. L’unicité de l’oeuvre qui en découle devenant alors par essence inimitable.
Ma propre mère, qui aura bientôt 90 piges et que je ravitaille en cognac depuis des lustres, est demeurée pour sa part assise entre deux anges lors de la dégustation de cette première sélection du maître assembleur Renaud. Pour ma part, une sensation immédiate de bonheur. Le violoncelle gonfle ici un fond sonore rapidement gagné par des tonalités fruitées plus aiguës, le tout vibrant sous l’archet d’un violon épicé allongeant le mystère et invitant la profondeur à plus de nuances encore. Dernière impression : a-t-on voulu plaire ici à une nouvelle génération de consommateurs ? Demandez cela à ma mère ! Grand cognac, tout simplement★★★★★.